Vers une extension de la définition jurisprudentielle du viol par surprise ?
Le fait, pour un homme, de retirer son préservatif lors d’un rapport sexuel, en omettant d’en avertir son partenaire alors que celui-ci avait fait de son usage une condition expresse de la relation sexuelle s’appelle le stealthing. Selon les législations nationales la pratique est susceptible de revêtir la qualification d’agression sexuelle ou de viol. En France la question n’a pas (encore) été portée devant les tribunaux. Mais la jurisprudence récente de la Cour de cassation laisse à penser qu’il n’y a qu’un petit pas à franchir pour lui reconnaître la seule qualification qui lui sied, celle de viol par surprise.
Le retrait non consenti du préservatif lors d’un rapport sexuel est une pratique certainement aussi ancienne que ce moyen de contraception. Mais depuis la publication en 2017 d’un article publié dans la Columbia Journal of Gender and Law en 20171, le « stealthing » – tel est le nom de cette pratique, dérivé de l’anglais stealth, la discrétion – a fait l’objet d’une certaine médiatisation dans la presse généraliste2.
Nommer c’est faire exister. En se voyant doté d’un nom le stealthing a pu être pensé et dénoncé comme une violence sexuelle spécifique, dont la particularité est précisément de résider dans une rupture du consentement non pas au principe du rapport sexuel lui-même mais à l’une de ses modalités (le port du préservatif).
Cette particularité semblerait faire obstacle à la qualification de viol ou, du moins, placerait le stealthing dans un clair-obscur juridique. Examinant les possibles qualifications pénales que pourrait revêtir le retrait non consenti du préservatif Alexandra Brodksy conclu qu’il est « proche du viol » (« ‘Rape-Adjacent’ »), tant sur le plan juridique que dans l’esprit des victimes.
En France, il n’existe pas (à ma connaissance) de jurisprudence portant directement sur le stealthing, mais la qualification de viol devrait s’imposer. S’il ne fait pas de doute qu’il ne peut s’agir que de viol par surprise, il reste encore à faire reconnaître le fait que la surprise puisse porter sur une des modalités du rapport sexuel. La jurisprudence récente de la Cour de cassation invite à un certain optimisme dans ce sens.
Le stealthing, viol par suprise
En droit français le viol est défini comme un « acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise3 ». Le législateur ne se réfère pas directement au consentement mais prévoit 4 moyens par lesquels l’auteur d’une agression sexuelle est susceptible d’outrepasser le consentement de son ou sa partenaire : par violence, par contrainte, par menace ou par surprise.
En l’occurrence si le stealthing peut être considéré comme un viol, il ne peut logiquement s’agir que d’un viol par surprise, la pratique consistant précisément à imposer un rapport sans préservatif sans faire usage d’aucune violence, contrainte ou menace préalable. Si l’acte requiert de la discrétion (stealth) de la part de son auteur, c’est bien pour qu’il agisse par surprise4.
Mais la surprise au sens juridique ne se confond pas avec la surprise du langage commun. Une personne peut bien « tomber des nues » devant les avances faites par un homme âgé de 30 ans de plus qu’elle, la relation sexuelle qui s’ensuit ne constitue pas un viol par surprise5. Juridiquement la notion de surprise n’est donc pas un sentiment d’étonnement purement subjectif mais, proche du dol en droit civil, elle consiste en un stratagème ou un engrenage destiné à provoquer l’erreur de la victime6 qui, de ce fait, n’est pas en mesure de donner un consentement en connaissance de cause.
La surprise a ainsi pu être retenue à l’égard de personnes vulnérables présentant des troubles mentaux ou un état dépressif7, lorsque l’acte est accompli durant le sommeil de la victime8 ou lorsqu’elle se trouve dans un état d’inconscience dû à une consommation excessive d’alcool, de médicaments ou de produits stupéfiants9. Des stratagèmes plus élaborés sont également sanctionnés au titre de la surprise, tels que les agressions sexuelles réalisées sous le prétexte fallacieux d’un examen médical10. Dans ces hypothèses la surprise induit la victime en erreur sur le principe même d’un acte sexuel. Mais la surprise peut porter sur d’autres éléments, jugés déterminants pour consentir ou non à une relation sexuelle.
Une nécessaire et probable extension de la notion de surprise
En effet la surprise peut également conduire la victime à s’engager dans un rapport sexuel en faisant erreur sur l’identité de son partenaire. Telle était l’hypothèse d’une importante décision de la Cour de cassation de 1857 par laquelle elle reconnaissait que le viol pouvait avoir lieu par surprise, à une époque où le Code pénal ne fournissait aucune définition du viol11. En l’occurrence un homme avait profité de l’obscurité pour se glisser dans le lit d’une femme pensant, dans son demi-sommeil, avoir affaire à son mari.
Plus récemment la Cour de cassation a admis que « l’emploi d’un stratagème destiné à dissimuler l’identité et les caractéristiques physiques de son auteur pour surprendre le consentement de la personne et obtenir d’elle un acte de pénétration sexuelle constitue la surprise au sens du texte susvisé12 ». En l’espèce un homme âgé de 68 ans avait publié plusieurs annonces sur des sites de rencontre où il se présentait comme un architecte d’intérieur de 37 ans, travaillant à Monaco et sous les traits d’un mannequin dont les photos étaient aisément accessibles sur le web. Une jeune femme l’ayant contacté avait accepté de le rencontrer chez lui, les yeux bandés et, guidée par sa voix, de se dénuder et le rejoindre dans sa chambre où ses mains étaient alors liées au montant du lit. À l’issue des ébats il ôtait son bandeau, laissant découvrir un homme « bedonnant » et « à la peau fripée ».
Par cette décision la Cour de cassation semble admettre le principe d’une erreur sur les qualités physiques et sociales attribuées à la personne. Tel était l’avis de l’avocate générale dans cette affaire, constatant qu’« il ressort des constats de la chambre de l’instruction que le consentement a été donné n’ont pas [sic] à un inconnu mais à un individu nommé I… B…, qui s’incarnait dans une histoire, un métier, une personnalité et une apparence physique, établie par des photos ». Ce faisant la Chambre criminelle admet que l’erreur puisse porter sur des qualités attribuées à une personne, dès lors que ces qualités sont déterminantes du consentement de la victime à avoir un rapport sexuel avec elle.
Il devrait en être de même s’agissant du port de préservatif. Et même à plus forte raison, dans la mesure où dans l’arrêt du 23 janvier 2019 précédemment cité, les victimes n’avaient pas expressément et préalablement affirmé le caractère déterminant des qualités physiques et sociales à l’acte sexuel (c’est la Cour de cassation qui l’a affirmé), tandis que dans le stealthing le port du préservatif – n’étant pas considéré comme la norme des rapports sexuels – a dû être clairement requis par la victime.
Aussi le stealthing devrait être considéré comme un viol par surprise au même titre que toute manœuvre conduisant à induire une victime en erreur sur une condition au rapport sexuel expressément posée comme telle par elle. Cette conception subjective de la surprise en droit pénal n’est pas inédite et peut être rapprochée du dol en droit civil : « l’erreur, le dol et la violence vicient le consentement lorsqu’ils sont de telle nature que, sans eux, l’une des parties n’aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes13 ».
Le droit du viol fait l’objet d’importants débats, auxquels les magistrats ne sont pas insensibles. Dans l’arrêt du 23 janvier 2019 l’avocate générale relevait que « les débats sur le droit positif portent notamment sur sa capacité à sanctionner les agissements commis sur une personne qui n’a pu donner un consentement libre et éclairé ». Cette attention au caractère libre et éclairé du consentement, apprécié in concreto, devrait amener les juridictions à voir le stealthing pour ce qu’il est.
Mais cet optimisme quant à la possible qualification du stealthing comme viol ne doit pas occulter les difficultés relatives à la preuve : preuve de l’acte de pénétration sexuelle bien sûr, mais surtout preuve du retrait non consenti du préservatif en connaissance de cause. Il revient donc à la victime de démontrer que son compagnon avait connaissance de l’exigence du port d’un préservatif et qu’il a retiré celui-ci pendant le rapport sexuel.
En droit pénal et surtout en matière d’agression sexuelle, c’est une chose que d’incriminer un comportement, c’en est une autre que de parvenir à le punir effectivement.
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B. Alexandra (2017), ‘Rape-Adjacent’ : Imagining Legal Responses to Nonconsensual Condom Removal, Columbia Journal of Gender and Law, Vol. 32, n° 2, 2017. ↩︎
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Pour la seule année 2017 le stealthing est évoqué par des titres de presse tels que Le NouvelObs, Les Inrockuptibles, Elle, L’Express ou France Info. ↩︎
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Code pénal, art. 222-23. ↩︎
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Il est intéressant de relever que c’est précisément parce que le stealthing est affaire de surprise qu’une des premières décisions portant sur cette pratique l’a qualifié d’agression sexuelle et non de viol. En effet le Code pénal Suisse (article 190) ne prévoit que le viol par menace ou violence et non par surprise. Aussi la Cour d’appel pénale du canton de Vaud n’a pu que constater que « l’utilisation de la surprise ou de la ruse n’est pas considérée comme un moyen de contrainte. Par conséquent, le prévenu n’ayant dû surmonter aucune résistance, la qualification juridique de viol au sens de l’art. 190 CP est exclue. ». ↩︎
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Crim., 25 avril 2001, n°00-85.467. ↩︎
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Crim., 14 juin 1995, n°94-85.119 ; 24 août 1999, n°99-83.972 ; 8 février 2017, n°16-80.057. L’exigence d’un stratagème semble demeurer malgré un arrêt (critiqué par la doctrine) aux termes duquel la Cour de cassation avait admis que la surprise puisse être caractérisée en l’absence de manœuvre (Crim., 11 janvier 2017, n°15-86.680, Bull. crim. 2017, n°15). ↩︎
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Crim., 8 juin 1994, Bull. crim. n°226 ; 25 octobre 1994 ; 27 novembre 1996, n°96-83.954. ↩︎
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Crim., 21 mars 2007, n°06-83.458 ; 28 mars 2012, n°10-87.678. ↩︎
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Crim., 9 octobre 2012, n°12-85.141 ; 16 mars 2016, n°15-87.750 ; 28 juin 2016, n°16-82.661. ↩︎
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Crim., 25 octobre 1994 ; Ass. Plén., 14 février 2003, n°96-80.088. ↩︎
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Crim., 25 juin 1857, Bull. n° 240. ↩︎
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Crim., 23 janvier 2019, n°18-82.833, P+B. Voir également, pour des faits similaires et dans le même sens : Crim., 4 septembre 2019, n°18-85.919. ↩︎
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Code civil, article 1130. ↩︎